Médias et droits humains: les frères ennemis?
L’actualité nous rappelle chaque jour que médias et droits humains sont indissociables et renvoient aux valeurs fondamentales de nos démocraties libérales. C’est sur ce vaste sujet que Normand Landry, professeur en communications à la Téluq, a donné le 25 mars dernier une conférence, organisée par la Toile des communicateurs. Résumé.
Au Canada, aux États-Unis et en Europe, contrées démocratiques s’il en est, les citoyens qui s’expriment sur des enjeux d’intérêt public sont susceptibles d’être poursuivis en justice, pourchassés ou contraints à l’exil – on pense notamment aux lanceurs d’alerte tels qu’Edward Snowden, ou encore à l’affaire Wikileaks. En Chine, en Russie ou en Iran, la censure et la surveillance de masse font partie du quotidien des citoyens.
Grâce aux nouvelles technologies, il n’a jamais été à la fois aussi facile de s’exprimer et aussi facile de propager la haine, de détruire une réputation. Tout cela touche à la communication: entrer en relation avec les autres, échanger, écouter et être entendu. Et par extension, cela touche aussi à notre dignité, à nos libertés et à nos droits fondamentaux en tant qu’être humain.
Communiquer, un besoin essentiel
Le sommet mondial sur la société de l’information de 2003 a défini la communication comme étant « un processus social fondamental, un besoin essentiel de l’être humain et la base de toute organisation sociale ». Si la communication est à ce point fondamentale, alors cela signifie bien médias et droits humains sont intimement liés.
Les droits humains sont définis comme étant ceux qui n’appartiennent qu’aux humains (excluant donc les personnes morales). Ils regroupent donc les droits et libertés auxquels tous les êtres humains ont moralement et juridiquement droit, quels que soient leur sexe, leur condition particulière, leur origine ethnique, leur appartenance culturelle, leur croyance religieuse ou leur orientation sexuelle.
Ils sont universels, indivisibles et interdépendants. Néanmoins, certains peuvent être en contradiction, car les enjeux auxquels ils sont associés sont différents. L’exemple tragique de la tuerie à Charlie Hebdo en est une preuve concrète: le droit à la liberté d’expression s’est heurté à celui d’exercer sa religion sans être humilié.
Le cas particulier de la liberté d’expression
La liberté d’expression est le droit de rechercher, de recevoir et d’émettre de l’information et des idées de toutes sortes, sans égard à leur nature ou à des frontières. De fait, c’est un droit que l’on appelle négatif, car il exige de l’État qu’il n’intervienne pour en déterminer les limites seulement si c’est fondamentalement nécessaire (en opposition à un droit positif tel que l’éducation, où il est justement capital que l’État intervienne).
Georges Orwell a dit que » la liberté d’expression n’a de sens qu’à condition de dire aux gens ce qu’ils ne veulent pas entendre« . Car c’est un fait, elle protège aussi des expressions parfois choquantes, révoltantes, dégoûtantes: c’est au corps social dans son ensemble de s’auto-discipliner, l’État n’ayant en aucun cas à déterminer ce que l’on a le droit de dire ou pas
Il n’y a pas de droit plus politique et plus controversé que celui-ci: dès 1789 et la Déclaration des Droits de l’Homme, l’idée de la libre communication était évoquée. De même en 1791 avec la Constitution française, rédigée dans un contexte post-révolutionnaire, un moment précis de l’Histoire où les citoyens se sont donnés le droit de nier le pouvoir en place. Tout un symbole.
La liberté d’expression n’est donc pas un privilège des sociétés démocratiques: c’est le socle même de leur fonctionnement. D’où sa nécessaire « constitutionnalisation »: au Canada, la liberté d’expression est protégée par l’article 2.B de la Charte canadienne des droits et libertés. Or cette protection n’intervient que pour les recours envers les pouvoirs publics (on ne peut donc pas l’utiliser contre une entreprise ou dans le privé), une limitation lourde de conséquences…
Il ne faut pas oublier, par ailleurs, que faire acte de son droit à la liberté d’expression ne protège pas des conséquences sociales, économiques et politiques qui associées à cette prise de parole, et qui peuvent pourtant être très lourdes, voire traumatisantes.
Contradictions et dépendances entre droits
De fait, le droit à la liberté d’expression s’oppose à certains droits:
– le droit à la vie privée (par exemple lorsqu’un journal prend une photo de quelqu’un dans la rue sans autorisation),
– le droit à l’honneur et à la réputation,
– la présomption d’innocence (Commission Charbonneau),
– le droit à la protection contre les discours haineux (si le Canada interdit formellement l’incitation à la haine, aux États-Unis la tolérance y est beaucoup plus grande),
– le droit d’auteur (les remix ou les mash-ups, par exemple).
Ces tensions entre droits sont le reflet des grands enjeux actuels de communication.
Mais finalement, que signifie la liberté d’expression si:
– on ne sait ni lire ni écrire,
– on n’a pas accès aux infrastructures de communication ou aux technologies de l’information,
– on n’a pas les compétences pour les utiliser,
– le paysage médiatique est dominé par un unique acteur,
– nos communications sont surveillées,
– notre langue ou notre culture ne sont pas officiellement reconnues,
– on s’expose à la haine ou à la diffamation en prenant la parole?
Pour que le droit à la liberté d’expression s’exerce dans un cadre optimum, il dépend des droits des la communication, qui comprennent les droits habilitants (accès, compétences, savoirs, moyens), les droits d’exercice (inclusion, participation) et les droits sécuritaire (protection). La plupart des États se sont engagés à respecter ces droits, qui sont codifiés.
La liberté d’expression repose donc sur un édifice complexe qui peut se vider de son sens si ses bases sont malmenées. Normand Landry a conclu sa présentation en suggérant de repenser la liberté d’expression à la lumière des conditions réelles de son exercice: qui s’exprime? Qui n’entendons-nous pas, et pourquoi? Car selon lui, ce sont là les véritables questions fondamentales.