« Le sentiment de justice en entreprise est un potentiel inexploité d’amélioration des organisations »
Par Kévin Deniau
8 septembre 2021
Pour fidéliser ses salariés, il existe différents leviers : le salaire, le cadre de travail, des missions attrayantes… Du grand classique. Mais avez-vous pensé à la justice organisationnelle ? C’est le sujet d’un nouveau livre qui vient de sortir : Le sentiment d’injustice en entreprise aux éditions Mardaga. Entrevue avec l’un de ses auteurs, Jean-François Bertholet, enseignant à HEC Montréal.
Peut-on déjà revenir à la génèse du livre : pourquoi avoir choisi de traiter ce sujet original du sentiment d’injustice en entreprise ?
Jean-François Bertholet : Les entreprises essaient plusieurs stratégies pour favoriser l’engagement des collaborateurs. Et souvent, elles sont déçues. D’ailleurs, il y a très peu de progression dans ce domaine si on regarde les recherches de ces 30 dernières années.
En fait, on fait mieux la mauvaise chose. On part du principe que c’est le travail des gestionnaires de motiver les salariés. En réalité, ça n’a jamais fonctionné car la motivation est extrinsèque. Et c’est épuisant pour les gestionnaires de toujours motiver leurs troupes. Donc, quand des stratégies ne fonctionnent pas, il faut peut-être aller explorer d’autres choses.
Et dans la recherche, il est démontré que le sentiment de justice est un grand vecteur d’engagement. Certes, c’est moins sexy qu’une conférence sur le leadership inspirationnel. Mais être juste, c’est beaucoup plus compliqué ! C’est un territoire inoccupé et peu discuté dans le monde du travail. On ne trouve pas de conférence : « Comment être un ou une gestionnaire juste ? » Il n’existe pas de conférencier sur l’injustice au travail.
Moi je m’y intéresse à l’origine car je travaille sur l’engagement des salariés et les solutions novatrices qui ne sont pas toujours les dernières modes managériales du moment. Parfois, il convient en effet de faire un retour aux sources : le chef du village d’antant avait cette fonction d’assurer l’équité et la justice à l’époque.
Peut-on peut-être rappeler ce qu’on entend derrière cette notion de justice en entreprise ?
J.-F.B. : Etre juste revêt différentes definitions. Mais, souvent, il s’agit d’une question d’allocation des ressources et des sanctions dans une collectivité. Par exemple, quand ton PDG gagne 300 fois ton salaire, tu peux considérer ça comme injuste. C’est souvent une question d’extrême. Les sociétés scandinaves sont considérées comme les plus justes car elles ne sont pas extrêmes.
On peut aussi parler de justice dans la prise de décision. Lors d’une promotion par exemple, est-ce que tout le monde a eu la même information, le même processus d’entretien, les mêmes critères de sélection, la même sévérité ou complaisance dans l’évaluation ? C’est un peu comme un arbitre dans le sport, il ne faut pas faire de favoritisme, expliquer ses décisions et avoir de la constance dans ses décisions. C’est un sujet d’autant plus important aujourd’hui où l’on parle de retour du bureau. Certains n’y sont pas retournés depuis la pandémie tandis que d’autres n’ont pas eu le choix.
Comment fait-on pour repérer ce sentiment d’injustice ?
J.-F.B. : Déjà , il faut rappeler que c’est assez ingrat pour un ou une gestionnaire. C’est un comportement qui est attendu et perçu comme normal… mais quand tu n’es pas juste, on va tout de suite te le dire ! Si on se battait pour chaque injustice, on finirait tous aveugle et édenté disait Gandhi !
Pour la distribution du salaire, une promotion, des mandats plus intéressants… La clé, c’est la façon d’agir en amont. S’assurer que le processus en lui-même soit juste. On peut par exemple impliquer les gens, prendre le temps d’expliquer le rationel derrière et démontrer de l’empathie.
J’ai en mémoire un patron qui devait annoncer des licenciements. Pas une décision facile mais certains salariés ont trouvé ça juste. Triste, certes, mais ils ont compris comment la décision avait été prise et ont perçu le sentiment d’empathie pour eux.
Quels peuvent être les effets de l’injustice au travail ?
J.-F.B. : Tout d’abord, la santé des personnes ! On parle ici de dépression, de burnout, de maladie cardiaque. L’injustice, ça brise le coeur. Au propre, comme au figuré !
Ensuite, cela joue sur les comportements des employés. Moi, j’appelle ça la police du karma. S’ils sont victimes d’une injustice, les gens vont vouloir rétablir l’équilibre. Par exemple, une personne va pouvoir justifier le vol de matériel pour « se rembourser » de ne pas être bien traitée. « L’entreprise me le doit bien » va-t-elle se dire intérieurement.
Lorsqu’on n’a pas eu de promotion et qu’on a le sentiment de ne pas avoir été respecté lorsqu’on a voulu demander pourquoi, il peut y avoir deux stratégies. La première : quitter l’entreprise. Mais tout le monde n’est pas capable. La deuxième va être de rester mais de se venger plus silencieusement. De cacher des informations, de les garder pour soi, de ne pas s’impliquer, avoir une attitude passive… Toutes ces petites choses qui finissent pas coûter cher. A long terme, cela peut même être plus cynique en parlant mal de l’entreprise aux clients.
Quelles sont les bonnes pratiques à appliquer ?
J.-F.B. : Je dirais plusieurs points. Déjà développer les leaders sur cette notion. Car, je le rappelle, c’est un angle mort. On les formes à être inspirant, communiquant, charismatique, motivateur… Moins sur cette notion de justice.
Ensuite, je dirais qu’il faut apprendre à mesurer la justice de son organisation. On fait des diagnostics psycho-sociaux, on mesure l’engagement. Mais il y a très rarement des questions internes sur cette notion. Il faut donc être à l’écoute. Et agir en prévention. A chaque annonce de grandes décisions, tout de suite, il faut entendre la cloche « risque de sentiment d’injustice ». Et comment le prévenir.
Enfin, dernière chose. On peut… acheter le livre (rire) ! Pour apprendre à mieux maîtriser ces concepts. Car, je me répète mais c’est un potentiel inexploité d’amélioration des entreprises.
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