Pourquoi ce boycott de Facebook et qu’en est-il au Québec ?
Par Kévin Deniau
30 juin 2020
Ça devient sérieux. C’est ainsi que le New York Times a sous-titré la nouvelle concernant la vague sans précédente de boycott de grands annonceurs publicitaires à l’encontre de Facebook.
Ce vendredi 26 juin, l’action du célèbre réseau social chutait de 8,5 % à 216 dollars (faisant fondre la valeur boursière de l’entreprise de plus de 56 G$), alors que plus de 160 entreprises ont annoncé leur intention de renoncer à leurs publicités sur la plateforme, au moins pour le mois de juillet. Voici quelques éléments pour comprendre.
- D’où vient ce mouvement de contestation contre Facebook ?
Il y a quelques semaines, des organisations de la société civile américaine, dont la Ligue antidiffamation (ADL) et l’Association nationale pour l’avancement des personnes de couleur (NAACP), ont lancé le mouvement « Stop hate for profit » (Non à la haine pour les profits).
Dans une lettre ouverte publiée le 25 juin dernier, ils accusent Facebook de ne pas en faire assez (et c’est un euphémisme) contre les contenus haineux, extrêmes et diffamatoires.
Que font-ils de leurs 70 millards de revenus et 17G$ de profits, » se demande ainsi Jonathan A. Greenblatt, le directeur de l’ADL.
Devant l’absence de réaction du réseau social, ils appellent donc à frapper directement la firme au portefeuille.
- Pourquoi maintenant ?
Cela fait plusieurs années que la politique de modération des contenus de Facebook est critiquée et que la firme est accusée de favoriser la propagation des idées extrêmes voire d’aider à l’élection de candidats populistes. « C’est un danger pour la démocratie, » explique même Roger McNamee, un des premiers mentors de Mark Zuckerberg, aujourd’hui devenu un opposant farouche, dans son livre à succès Zucked.
Le déclencheur de la crise actuelle est évidemment le contexte de tensions raciales aux États-Unis et dans le monde, après le meurtre de George Floyd, et l’élection américaine qui s’en vient. Alors que Twitter venait d’indiquer des publications du Président américain Donald Trump comme « trompeuses »ou comme « incitant à la haine et la violence », Mark Zuckerberg a pris la parole pour dire que les plateformes comme Facebook ne devaient pas vérifier les discours politiques.
Pour ce dernier, il faut laisser aux gens la liberté d’expression et laisser les internautes faire eux-mêmes le tri. Ce qui avait provoqué des remous même à l’interne de Facebook. Rappelons, pour donner un peu plus de contexte, les liaisons troubles entre le patron de Facebook et celui de la Maison Blanche, comme l’évoque le New York Times, dans un climat d’appel au démantèlement des « Big Tech ».
- Pourquoi le phénomène a pris tant d’ampleur ?
Le boycott a été particulièrement suivi par des marques emblématiques. Coca-Cola, Starbucks, Unilever, Adidas, Diageo, Ford, Honda, The North Face, Patagonia, Reebok… entre autres ont décidé de couper leur budget publicitaire de Facebook au moins pour le mois de juillet.
Au Canada, des entreprises comme Lululemon, MEC ou Arc’teryx ont rejoint le mouvement. Pour des raisons différentes (soutien des médias locaux), BMR a aussi arrêté ses dépenses sur Facebook.
- Grave pour Facebook ?
Malgré la chute boursière de la fin de semaine, les analystes ne sont malgré tout pas si inquiets que cela pour le réseau social. JPMorgan rappelle que les 100 premiers annonceurs du groupe représentent seulement 20% des revenus et qu’au total la plateforme en compte… 8 millions ! Les PME sont en effet le coeur de son modèle économique. Et pour ces dernières, la dépendance à Facebook est bien plus grande que pour les grands groupes, qui peuvent diversifier leurs canaux médiatiques plus facilement.
Un chiffre pour s’en convaincre : 17 milliards $. C’est le chiffre d’affaires publicitaire de Facebook… au premier trimestre 2020.
- Comment a réagi Facebook ?
Le 18 juin dernier, le réseau social a permis à ses utilisateurs de pouvoir désactiver toutes les publicités politiques sur leur fil de nouvelles. Ce vendredi , Mark Zuckerberg a indiqué en vidéo que Facebook interdira désormais davantage de types de messages haineux dans les publicités (celles qui affirment que les personnes de certains genres, origines, ethnies, nationalités ou orientations sexuelles représentent une menace pour la sécurité ou la santé des autres) et prévoit d’ajouter des avertissements aux publications problématiques qu’il laisse en ligne.
Ce mardi, le réseau social mettra plus en avant les informations sourcées et transparentes, pour lutter contre la désinformation.
Preuve que l’onde de choc semble avoir porté ses fruits auprès des géants de l’Internet, Youtube vient d’annoncer la suppression de chaînes suprémacistes et Reddit du forum pro-Trump The_Donald ainsi que 2000 autres communautés jugées problématiques.
- Et au Québec ?
Pour l’heure, peu de réactions ont au lieu dans la province. Sur le groupe Facebook des professionnel.les des médias sociaux et du Web au Québec, la tendance est plutôt à l’attentisme d’après les commentaires.
« Je ne sais pas trop quoi faire avec ça. Je vais suivre les commentaires, » indique ainsi une participante. « C’est une bonne idée [le boycott]. Moi et mes petites PME avons zéro leverage et une dépendance envers Facebook. Mais qu’eux [les grands groupes] le fassent c’est une bonne idée, » poursuit un autre.
Ce à quoi lui répond ce participant, plus catégorique : « Facebook vit des PME, je crois que tous doivent être solidaires sinon ne nous qualifions pas de progressistes ou d’anti-racistes. Mettons fin à la dépendance créée par Facebook. Le marketing numérique existait avant. On peut bien utiliser la plateforme, après tout, nous utilisons d’autres outils fascistes pour nous-mêmes mais cessons de leur donner de l’argent. »
Une stratège de contenu sénior dans une grande agence résume la situation :
Grand débat en effet. Mais à quoi bon si nos budgets médias prévus pour Facebook sont simplement reportés au mois suivant? Il est plus que temps de se diversifier, penser médias locaux, quitte à perdre du reach… Qui aura le courage de le faire? […] C’est à nous d’informer nos clients de façon éclairée. Si ce mouvement correspond aux valeurs de l’entreprise il faut y aller. Je n’ai pas la réponse à la question mais je me questionne beaucoup et je suis convaincue que la masse peut faire changer les choses. C’est pas seulement de se mettre en pause en juillet, c’est la vision et sur le long terme et la stratégie établie qu’il faut challenger. Sortir de nos vielles recettes qu’on répète depuis des années…