Pourquoi les profils atypiques vont devenir la norme dans les organisations ?
Par Kévin Deniau
16 avril 2019
À l’occasion de l’événement HR Tech, le 4 avril dernier, Alexandre Pachulski, le cofondateur du chef de fil européen des applications infonuagiques de gestion des talents et de formation Talentsoft, s’est confié à Isarta Infos au sujet de son livre nouvellement paru : « Unique(s) – et si la clé du monde de demain c’était nous ? ». Entrevue.
Pour ceux qui ne connaissent pas Talentsoft, rappelons que l’éditeur compte près de 2 000 clients dans plus de 100 pays, près de 10 millions d’utilisateurs et 600 employés. Créée en 2007, cette plateforme numérique favorise les interactions et transforme l’expérience de travail de tous les collaborateurs, en adressant différents aspects des RH : recrutement, accueil et intégration, performance, revue des talents, compétences, formation et rémunération. La compagnie possède 15 bureaux dans le monde, dont un à Montréal, ouvert il y a deux ans.
Son cofondateur, Alexandre Pachulski dispose d’un doctorat en science de l’informatique avec une spécialité en intelligence artificielle. Il anime une chaîne Youtube et un blogue consacrés aux différentes manières de cultiver sa singularité dans un monde du travail en pleine mutation. C’est de ce sujet dont nous lui avons parlé, en marge des conférences de l’événement, alors que son livre, Unique(s), vient tout juste de sortir.
Pouvez-vous nous expliquer la genèse de ce livre et la raison de son écriture ?
Alexandre Pachulski : Il y a trois ans, j’avais commencé à écrire sur le futur du travail. On nous dit qu’il faut collaborer, être transparent, la gestion hiérarchique c’est fini… Mais en fait, je me suis rendu compte qu’il n’y a rien qui est vraiment fait pour ça. De plus, il n’y a rien non plus à l’école qui nous incite à vraiment être nous-même et à collaborer. C’est plus ou moins vrai selon les pays.
Et dans le même temps, j’entendais beaucoup parler d’intelligence artificielle. Est-ce que c’est bien ? Est-ce que c’est pas bien ? Faut-il en avoir peur ? Ou la considérer comme une opportunité ? Et en fait, je me suis dit : c’est un essai qu’il faut écrire sur ma vision de la société.
Le plus important dans le titre du livre, c’est le (s). La question est en effet de savoir comment permettre à chacun de trouver qui il est. Puis lui apprendre à collaborer avec les autres. Autrement dit, assembler sa singularité avec celle des autres, pour bâtir une société.
Vous avez un bagage académique en IA. Est-ce que vous pensez qu’il est de plus en plus important aujourd’hui d’être unique, à l’heure où l’IA remplace progressivement des tâches humaines ?
A. P. : Rappelons qu’au tout début, c’est-à-dire au milieu des années 1950, le but de l’IA c’était de savoir si une machine pouvait penser. On s’intéressait surtout aux sciences humaines. Mais à cause de la puissance machine et des données, ce qui nous intéresse aujourd’hui dans l’IA, c’est juste de simuler de l’intelligence pour résoudre des problèmes. L’IA n’a donc pas toujours été celle dont on parle aujourd’hui.
Par ailleurs, avec les débuts de l’automatisation, il y a une centaine d’années, on a bien vu le potentiel pour faire faire des choses moins inhumaines aux humains. Il n’y a qu’à se rappeler les Temps Modernes avec Charlie Chaplin. Je pense qu’il se produit la même chose aujourd’hui.
Est-ce que le métier d’un recruteur c’est de prendre une pile de CV et d’être là juste pour trier ceux qui sont bilingues, ceux qui ont telle éducation etc. ? Non, un recruteur, c’est une personne qui va mettre son humanité en avant, son intuition, sa capacité à créer des relations.
Donc si la promesse de l’IA, c’est de créer dans nos sociétés des choses automatisées qui ne sont pas dignes des humains, moi je trouve ça super. Le seul problème, c’est que nous, à force de répondre à une vision du travail très normée, à nous considérer comme des ressources humaines, on ne sait même plus ce qu’on a à apporter qui sera différent. Si les machines prennent une partie de notre travail, on va prendre quelle part nous ?
La part que l’on sera les seuls encore à pouvoir faire ?
A. P. : Oui. Et on revient donc à la question du début : crois-tu que les gens savent ce qu’ils peuvent faire de façon unique et qui peut les différencier du reste du monde ? Personne n’a été élevé pour découvrir ça chez lui.
Pour moi, l’IA, c’est une façon d’être au pied du mur et de se dire qu’on est obligé de se poser cette question et d’y répondre. On va peut-être en arriver à sortir des Ressources Humaines et aboutir à des Relations Humaines pour faire valoir ce qu’on peut apporter, assemblé les uns avec les autres. C’est une très belle opportunité !
Ce qui m’inquiète par contre, ce qui m’a suffisamment motivé pour m’enfermer neuf mois et écrire ce livre, c’est que je ne vois pas beaucoup de personnes qui se posent des questions sur l’IA, l’humain et les relations. Ici, je suis peut-être au meilleur endroit avec un chercheur comme Yoshua Bengio. Mais si tu sors du Québec et tu vas dans la Silicon Valley ou en Europe, ce n’est pas cela en ce moment.
Comment réussir à valoriser les profils atypiques. Est-ce un travail à faire du côté des candidats ou des recruteurs ?
A. P. : On sent bien que c’est un peu des deux. Au niveau individuel, il faut se dire : je vais faire le maximum de ce que je peux , indépendamment de ce que les autres vont faire. Car si tu attends les autres pour bouger, il ne se passe pas grand chose.
Déjà, il faut commencer par se dire que cette différence, c’est une chance. C’est mon ticket pour être unique. Car si je ne suis pas différent, je ne peux pas être unique. Le simple choix du mot ne dit pas la même chose. La différence va être connoté négativement alors que le fait d’être unique est plus valorisé.
Il faut donc accepter sa différence. Il y a un vrai travail de découverte personnelle, de curiosité de soi, d’acceptation de soi. Et c’est à chacun de l’engager.
Et du côté des compagnies ?
A. P. : Il faut que les recruteurs et les entreprises comprennent une chose. Déjà, rappelons qu’on dit de quelqu’un qu’il est atypique parce qu’il n’a pas suivi une voie qui l’amène normalement au poste pour lequel il postule. Il a pris des chemins de traverse.
Et regarde : si le recruteur l’embauche et que ça ne marche pas, son gestionnaire va lui dire : « Évidemment, tu vois que sur son CV il n’était pas fait pour ça ». Mais si ça marche, personne ne viendra le féliciter. À l’inverse, si tu prends une personne qui a fait exactement le parcours qu’il fallait, mais que ça ne marche pas, tu diras que tu n’as pas eu de chance.
Le problème, c’est donc le rapport au risque. Mais il faut bien comprendre une chose : nous vivons dans un monde où les problèmes auxquels on est confronté sont de plus en plus complexes et apparaissent de plus en plus rapidement. Pour les résoudre, est-ce que tu veux vraiment des gens qui ont toujours été dans ton industrie ? Des personnes qui ne penseront que au travers de ce qu’elles ont déjà fait ?
Les fondateurs de Airbnb ne venaient pas de l’hôtellerie, ceux de Uber ne venaient pas de l’industrie du taxi. Il faut donc accepter les bizarreries, les différences. Et que les recruteurs osent prendre des risques car ils vont avoir besoin de ce type de personnes qui vont penser différemment pour résoudre les problèmes de demain.
La caractéristique des profils atypiques, c’est qu’ils n’ont pas été formés à ce qu’ils font. Ils doivent donc inventer leurs outils, leurs solutions, aller demander à d’autres, avoir l’humilité de dire ‘je ne sais pas’. 100 % des gens devront le faire demain.
Comment définirais-tu ce concept de singularité ?
A. P. : Déjà, il faut bien voir que tout est talent. Un talent, c’est une activité dans laquelle tu vas faire une différence. C’est la façon dont tu vas faire les choses, pas comme les autres mais tout en amenant de la valeur. Je ne parle pas forcément de la performance. Cela peut être la capacité à créer un climat dans une équipe, à innover etc.
Ta singularité, ce sont aussi tes aspirations. C’est autant qui tu es aujourd’hui et qui tu veux devenir demain. Ça compte car c’est ce qui te définit et va conditionner tes choix, ton parcours, tes rencontres.
Le psychologue américain Howard Gardner a mis en valeur neuf types d’intelligence. En général, en entreprise, on n’en valorise qu’une seule, que l’on mesure par le QI. Mais quelle est la tienne ?
C’est important d’aborder le sujet dans ce type d’événement car les entreprises veulent des employés engagés pour innover et être compétitif. On ne peut en effet pas le faire sans humain. Donc il faut trouver la façon d’aligner les aspirations des salariés avec les besoins de l’entreprise. Ce que les Japonais appellent l’Ikigai. C’est être aligné sur ce que tu aimes faire, ce que tu sais faire, ce dont l’entreprise a besoin et ce pour quoi tu peux être payé. Un RH demain doit être la personne qui va aider à trouver son Ikigai.
Concrètement, comment devenir « unique » ?
A. P. : D’abord, l’unicité vient de ta capacité à raconter une histoire. Un CV ou un profil Linkedin, c’est juste une liste d’expériences qui atteste de tes compétences. Mais ça ne raconte pas qui tu es, d’où tu viens et où tu veux aller. La première chose sur un CV, c’est de se demander comment raconter mon histoire. Comment faire comprendre pourquoi j’ai fait ces choix ?
Je te donne un exemple vécu récemment. Je reçois en entrevue, pour un poste en informatique, une personne qui a été championne de ski nautique avec son père quand elle était jeune. C’est original. Quand je vois ça, je lui en fais parler ! Et il me parle de deux choses : de son sens de la compétition et de l’importance des liens familiaux pour lui. En fait, il est en train de me dire des choses bien plus profondes que ce qu’il a fait dans sa dernière expérience professionnelle. Quand tu portes plutôt ton attention là-dessus, ça y est, il te parle de lui, de sa singularité. Et tu vois ce que cela peut apporter à l’entreprise.
Ce qui compte au final, c’est pourquoi les candidats t’ont mis ça en avant, ce que cela veut dire d’eux. Il faut moins faire attention à ce qui est écrit sur un CV qu’au pourquoi ils l’ont écris.
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