Que doivent savoir les communicateurs en cas d’usage de la nouvelle marque déposée « Ça va bien aller » ?
Par Kévin Deniau
16 avril 2020
Le 8 avril dernier, un article de La Presse nous apprenait qu’une demande d’enregistrement avait été déposée à l’Office de propriété intellectuelle du Canada pour la marque « Ça va bien aller ». Un motif d’inquiétude pour les nombreuses entreprises et personnes qui utilisent l’arc-en-ciel et ce slogan en cette période de crise de la COVID-19 ? On fait le point.
Ce dépôt de marque a évidemment beaucoup fait réagir, notamment dans la communauté des professionnels des communications et du marketing. Revenons sur cette histoire et ses conséquences en 8 questions. Un exercice qui permettra par la même occasion de revisiter quelques principes de propriété intellectuelle et de dépôt de marque de commerce.
Qui a déposé la marque « Ça va bien aller » ?
Il s’agit tout simplement de l’initiatrice du mouvement, Gabriella Cucinelli, une éducatrice dans un CPE et mère de deux enfants.
Cette dernière s’est inspirée d’une initiative similaire en Italie, son pays d’origine. Quand le coronavirus a commencé à toucher le Québec et le Canada, elle se rapproche du blogue Progetto Infanzia, un groupe qui offre aux enseignants et aux familles des activités éducatives centrées sur l’art, pour leur demander de reprendre au Québec le mouvement qu’ils ont lancé outre Atlantique, le 10 mars dernier.
Et, aussi vite que le virus, l’idée se propage à travers la province. Le slogan italien « Tutto andrà bene » (ou « Andrà tutto bene« ) devient alors « Ça va bien aller ». Avec le succès populaire que l’on connaît.
Pourquoi avoir déposé cette marque ?
Le 31 mars, une demande d’enregistrement est déposée auprès de l’office de propriété intellectuelle. Mais Gabriella Cucinelli tient à rassurer : elle ne veut pas en tirer un quelconque profit. Son objectif est caritatif : elle souhaite que toutes les entreprises commerciales qui l’utilisent fassent un don à la Cantine pour tous, un organisme communautaire qui oeuvre pour la sécurité alimentaire au Québec, à qui elle a accordée une licence de marque d’un an, nous apprend La Presse.
Je veux seulement m’assurer que s’il y a des profits, ils seront dirigés vers une cause qui me tient à cœur», affirme-t-elle dans TVA Nouvelles.
Ce partenariat a été rendu possible notamment par l’implication d’Isabelle Jomphe, avocate chez Lavery, qui a assuré la demande d’enregistrement, de Marie Amiot, présidente de la Factry, qui a su attirer l’attention de l’équipe de la Cantine pour tous sur l’histoire de Gabriella, et de CASACOM qui a accompagné Gabriella Cucinelli dans la coordination de l’entente entre cette dernière et l’organisme la Cantine pour tous, en plus d’effectuer les relations de presse.
L’agence montréalaise précise d’ailleurs à Isarta Infos :
Lorsque Gabriella a pris connaissance de l’ampleur du mouvement qu’elle a lancé au Québec, elle a ressenti le besoin de prendre des mesures afin qu’une partie des revenus générés par « Ça va bien aller » aillent aux personnes dans le besoin. Elle n’envisage pas une exploitation commerciale de la marque « Ça va bien aller ». La demande de marque déposée vise à permettre au mouvement de demeurer un signe d’espoir et de positivisme et, elle l’espère, d’aider les plus démunis. »
Quelles ont été les réactions ?
Comme bien souvent dans ce type d’histoire, les réactions ont été partagées. Certains se sont prêtés au jeu et ont versé un don à l’organisme, comme le Syndicat canadien de la fonction publique par exemple. Cette créatrice s’est aussi engagée à verser 1$ pour chaque article vendu.
D’autres sont plus circonspects et parlent de commercialisation d’un symbole de solidarité ou de privatisation d’un mouvement populaire.
En commentaire Facebook d’une publication de Gabriella Cucinelli, Marie Amiot de la Factry tient à clarifier les choses :
C’est justement pour empêcher l’appropriation commerciale que Gabriella a fait ce geste. Pour dire aux gens: ce mouvement doit rester sur les bonnes valeurs de départ que sont l’espoir et l’entraide et non devenir des occasions de ventes de porte-clés et t-shirt. Elle a choisi une cause justement pour encourager ceux qui seraient tentés par le commerce à faire de même. Si vous lisez bien les articles et écoutez bien les entrevues vous verrez que tout le monde peut continuer à utiliser ce message d’espoir, l’arc-en-ciel et la phrase. L’information vise ceux qui seraient juste intéressés par le commerce. Je trouve que c’est plutôt une belle façon de garder le mouvement sur les rails. »
Quelle est donc la procédure à suivre si l’on souhaite utiliser la marque ?
D’après les réponses divulguées sur les médias sociaux, là encore, les choses semblent bien moins formelles que le dépôt d’une marque de commerce le laisse entendre.
Voici ce qu’indique en effet La Cantine pour tous en réponse à une question posée sur Facebook par une internaute :
Suivant la volonté de Gabriella et afin que les gens dans le besoin puissent en bénéficier, vous pouvez, si vous souhaitez utiliser la marque à des fins commerciales, faire un don à notre organisme, sur base de contribution volontaire, et à hauteur de vos capacités directement sur notre site web. »
Le don n’est donc pas une obligation mais est simplement suggéré. Par ailleurs, aucun montant n’est imposé. Il peut même être fait à l’organisme de son choix précise même l’initiatrice du mouvement.
L’agence CASACOM précise également :
Il est toutefois important de mentionner que les droits d’utilisation de « Ça va bien aller », incluant l’arc-en-ciel, ne visent que l’usage commercial et ne concernent pas ceux qui l’utilisent à la maison. »
Et en cas de non respect ?
Gabriella Cucinelli, qui n’était pas disponible pour répondre aux questions d’Isarta Infos, indique en commentaire sur sa publication Facebook :
La contribution est strictement volontaire et je ne force et ne forcerai jamais personne à y participer. Le but de #çavabienaller est encore et toujours de conserver l’espoir et de rassurer en cette période difficile et tant mieux si le mouvement peut aider des personnes dans le besoin […] Il n’arrivera rien à ceux qui ne font pas de dons. Il s’agit juste d’une recommandation pour ceux qui utilisent le slogan à des fins commerciales. »
Certaines personnes ont évoqué des fermetures de pages Facebook, comme la créatrice Manoushka Création. Là encore, Gabriella Cucinelli se veut claire :
Ni moi l’organisme sommes en mesure de fermer des pages Facebook, d’ailleurs ce n’est pas notre but, bien au contraire. Après vérification faite, ce n’est pas la demande de marque déposée qui a provoqué la fermeture des pages Facebook. La seule façon de faire fermer une page pour cette raison est si le détenteur de la marque fait une plainte, ce que je n’ai pas fait et ne ferai jamais. »
Mais de toute façon… ÇA VA BIEN ALLER ® est-elle une marque enregistrable ?
Cet épisode est malgré tout une bonne occasion de revenir sur quelques principes de propriété de marque. Pour Me Ismaël Coulibaly, Avocat et agent de marques de commerce agréé auprès de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada (OPIC) qui officie au sein du cabinet de propriété intellectuelle BENOÎT & CÔTÉ à Montréal, il y a de fortes chances que ce dépôt se heurte à la dure réalité du droit des marques.
Au moment où le dossier va arriver sur le bureau d’un examinateur au registraire des marques de commerce, il y a plusieurs motifs qui peuvent justifier le rejet d’une demande. Par exemple, il va rejeter la demande s’il est convaincu que la marque de commerce n’est pas distinctive. Autrement dit, s’il considère que la marque ne peut pas être associée à une seule source de produits ou de services de la personne requérante, » explique-t-il à Isarta Infos.
Celui qui est également membre de l’Institut de la propriété intellectuelle du Canada (IPIC) et du Regroupement des praticiens du droit des marques de commerce (RPM) évoque par exemple la sirène de Starbucks ou le crocodile sur un chandail pour Lacoste.
C’est ça un signe distinctif. Dans le cas présent, la marque n’est pas associée à la requérante mais au mouvement. Quand on voit le symbole de l’arc-en-ciel, on pense au symbole populaire et non pas au produits de telle ou telle personne. »
Il prend l’exemple du Carré rouge, symbole du printemps érable en 2012, qui avait fait l’objet d’une demande d’enregistrement de marque. La Fédération Étudiante Collégiale du Québec s’était opposée à cela avec succès. Au motif justement que c’était un symbole de culture populaire et que cela n’était pas associé à la personne qui en demandait l’enregistrement. Cette dernière a pu continuer à vendre ses produits mais sans l’exclusivité.
Par ailleurs, le fait d’admettre que l’usage ne sera pas commercial et que l’enregistrement vise uniquement à contrôler l’usage de la marque que pourraient vouloir en faire des entreprises, constitue un motif de rejet supplémentaire (au soutien d’une opposition qui serait déposée devant la Commission des oppositions).
Il faut qu’une marque soit employée. Ce qui veut dire deux choses : la vente de produits sur lesquels apparaît la marque et l’affichage de la marque en liaison avec des services rendus. L’intention est louable mais la démarche de la requérante ne semble pas constituer un emploi de la marque au sein de la loi. »
Quelle différence entre dépôt d’une demande et enregistrement d’une marque ?
Pour poursuivre la théorie sur le sujet (tant qu’on y est !), Me Ismaël Coulibaly précise aussi que l’article de la Presse semblait alarmiste… mais qu’il faut bien comprendre le processus.
Pour obtenir l’enregistrement d’une marque, cela passe par tout un processus administratif et notamment un examen de la marque. Ce dernier est d’environ 18 mois actuellement. Donc en soi, nous sommes simplement au stade du dépôt, autrement dit d’une demande. Il n’y a aucun certificat d’enregistrement de délivré, donc aucun droit exclusif à l’emploi de la marque, au sens de la loi. »
On ne peut se prévaloir d’un recours en violation que quand on a une marque enregistrée. Au Canada, où la Common Law s’applique, les droits de marque peuvent aussi naître de l’usage d’une marque même sans enregistrement, permettant un recours en concurrence déloyale.
Mais le test pour faire valoir ses droits est très élevé, précise Me Ismaël Coulibaly. Il faut pouvoir prouver la réputation, l’achalandage, les dommages… bref, c’est très lourd. »
Et quid de la question du droit d’auteur ?
On parle de marque de commerce mais il y a un autre aspect important, comme il y a un aspect graphisme, un logo, une note artistique, c’est la question du droit d’auteur, ajoute Me Ismaël Coulibaly qui précise que ses commentaires sont donnés à titre informatif et ne constituent pas un avis juridique. Ce dernier empêche la reproduction d’une oeuvre. Mais si un graphiste décide de réaliser son propre dessin original, on est hors violation du droit d’auteur. Tout le monde peut y aller de sa propre version. »
En conclusion ?
Avec humour, Me Ismaël Coulibaly indique au final :
Pour ceux qui s’inquiètent sur l’usage de cette marque et de ce slogan, je dirais donc : ça va bien aller ! »
On ajoutera qu’il est quand même bien, en cette période difficile pour certains, de faire un don au passage. Que cela soit à La Cantine pour tous, au BEC… ou à tout autre organisme solidaire !
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