« Les recruteurs vont devoir faire très attention aux nouveaux angles morts des entrevues à distance »
Par Kévin Deniau
18 août 2020
Cette rentrée ne sera définitivement pas comme les autres. La crise de la COVID-19 et ses multiples conséquences ont profondément et durablement bousculé nos certitudes et manières de faire. Pour essayer de s’orienter dans ce brouillard, nous vous proposons une série d’entrevue avec des chefs de file de l’industrie sur leur vision des temps à venir.
Premier épisode aujourd’hui dédié au recrutement avec Roger T. Duguay, associé, directeur et fondateur du bureau de la firme de recrutement de cadres supérieurs Boyden à Montréal et auteur de Démarquez-vous et Éviter les faux pas à l’ère numérique.  Il dirige également la pratique mondiale de recrutement de PDG/CEO chez Boyden.
Pouvez-vous tout d’abord nous dire comment vous avez vécu et traversé cette crise ?
Roger T. Duguay : À l’échelle mondiale, le secteur a été touché très fort. Crise et recrutement de cadres supérieurs sont en effet deux notions opposées… Mais heureusement, pour nous, cela ne s’est pas trop mal passé. On a même fait plus de mandats que l’an passé ! Mais avec des termes et conditions plus créatifs et moins de clients.
Nous avons beaucoup de clients en technologie, en commerce électronique ou en santé qui ont vu leur activité s’accroître comme GoodFood par exemple.
D’autres secteurs ont bien plus souffert comme le commerce de détail, le tourisme, l’aérospatial ou le divertissement. Nous avons donc dû basculer l’intensité du travail vers des secteurs ou des métiers très précis. On a vu beaucoup de demandes pour des expertises dans le redressement d’entreprise, la finance, la gestion de trésorerie.
Quels sont les éléments marquants que vous retenez de cette période ?
Roger T. Duguay : Premièrement, je ne pensais pas que nos clients seraient capables d’engager des personnes exécutives sans les avoir rencontrées physiquement auparavant. Si on m’avait dit cela il y a un an, j’aurais vraiment eu de la misère à le croire ! C’est une grosse surprise. Je l’espérais mais je suis agréablement surpris de voir que beaucoup d’exécutifs ont été recrutés sans avoir visité les bureaux ni avoir rencontré tout le mode en personne.
L’autre chose importante dans notre domaine : le télétravail fonctionne très bien ! Idem, j’aurais pu être réticent au début. Prenons un exemple : dans la vie de tous les jours, mon adjointe peut rentrer 50 fois dans mon bureau. Mais à la maison, on ne va pas s’appeler 50 fois. Nous avons donc investi en technologie et nous avons trouvé une bonne manière de fonctionner.
Je trouve que le temps de transport économisé compense les pertes d’efficacité à être en face à face. Disons que tu peux perdre en cumulé 1h d’efficacité par jour mais gagner 2h de déplacement pour se rendre et revenir du travail. Dans notre domaine en tout cas, cela a été aussi efficace. Malgré le fait que nous avons un métier de contacts avec beaucoup de discussions dans les corridors.
Justement, comment fait-on dans votre métier, où le réseautage est très important, quand la distanciation physique devient la norme ?
Roger T. Duguay : En effet, côté réseautage et développement des affaires, c’est la catastrophe. Je suis sur 6 conseils d’administration, je participe à beaucoup de levées de fonds, d’événements, d’activités… Et du jour au lendemain, ça s’est écroulé. Et cette partie de la profession, on est loin de l’avoir réinventé. C’est dévastateur.
Une personne qui commencerait la profession de chasseur de tête en ce moment aurait vraiment beaucoup de difficultés. D’ailleurs, des grands cabinets étrangers avec des bureaux satellites ici qui sont moins imprégnés dans les relations au Québec ont dû faire des coupures. Nous, nous n’avons pas fait de mise à pied. J’en suis fier. C’est important pour la culture et c’est aussi que nous ne voulions pas perdre nos talents.
Comment voyez-vous les choses à la rentrée et à l’avenir à ce sujet ?
Roger T. Duguay : Comme je le disais, je suis très impliqué dans la communauté, je fais beaucoup d’événements de développement des affaires. Une grosse partie de ma vie va donc être difficile jusqu’aux fêtes si ce n’est jusqu’à l’été prochain.
Pour les personnes qui sont plus dans des métiers d’exécution, cela ne changera pas grand chose. Mais pour ceux qui travaillent dans le développement d’affaires, dans des bureaux d’avocat, d’actuaires, de comptables, de chasseurs de tête, qui sont beaucoup impliqués dans des oeuvres de charité… ce sera différent. Je n’ai aucune idée de ce à quoi cela va ressembler.
Je suis par exemple au conseil d’administration de C2 Montréal. C’est un événement incroyable mais la raison d’être de C2 Montréal est clairement remise en cause en l’état. Le plus grand impact sera clairement dans la vie sociale, les événements, les OBNL et le réseautage à haut niveau. On ne s’en rend pas compte encore car c’est l’été, les gens prennent des vacances. Cela passe pour une situation normale. Mais le retour sera difficile.
Et quelle est votre vision du recrutement en tant que tel, surtout si cela doit se faire à distance ?
Roger T. Duguay : C’est sûr que, personnellement, je faisais par exemple entre 500 et 1 000 entrevues en personne par année. Tout a été bouleversé. Ce n’est pas pareil quand c’est par Zoom, notamment pour les analyses comportementales et corporelles.
Les personnes candidates qui viennent en entrevue, elles entrent dans la salle d’attente, elles prennent un café, elles marchent vers mon bureau puis elles s’assoient. Durant tout ce temps, j’ai déjà une trentaine de points d’analyse de la personne ! Je ne peux évidemment plus le faire quand c’est en ligne.
Quelles alternatives avez-vous trouvées ?
Roger T. Duguay : Les critères des entrevues évoluent en conséquence. On va peut-être plus regarder la préparation, la présentation, l’installation de la personne. Il y a généralement un brise glace plus long qu’en personne. On va aussi aller creuser un peu plus dans le personnel.
On est obligé de recourir à d’autres moyens pour s’assurer qu’on fait des bons choix. La nature des entrevues va devoir en effet changer étant donné la caméra qui nous sépare.
C’est d’ailleurs à double tranchant : cela peut parfois protéger le candidat mais ça peut aussi lui nuire car il n’aura pas la chance de développer autant de relation interpersonelle avec un recruteur et jouer sur cette carte. C’est bien plus froid devant une caméra. Une personne nerveuse va paraître encore plus à son désavantage. Surtout si elle n’est pas consciente de l’atmosphère de la vidéo, de la qualité de sa connexion, des bruits, de son fond… Si elle prend les choses trop à la légère, cela peut lui nuire. Le défi pour nous sera de faire très attention à tous les nouveaux angles morts lors des entrevues à distance.
Une dernière question sur le travail à distance qui risque d’être de plus en plus courant et demandé. Est-ce une opportunité ou une menace pour les recruteurs ?
Roger T. Duguay : C’est sûr que la barrière géographique était déjà en train de tomber et le recours massif désormais au télétravail va la faire tomber encore plus. Le gros sujet de préoccupation pour moi, c’est la culture organisationnelle. Comment réussir à développer une profonde culture quand tout le monde travaille de la maison ?
D’un côté, on fait tomber les barrières géographiques, ce qui ouvre le bassin d’emploi. Mais de l’autre, cela peut devenir dangereux pour le royaume protégé du Québec bilingue, car le talent est mondial.
Personnellement, je reste néanmoins très optimiste. J’écrivais il y a quelques années dans un livre que les jeunes vont désormais avoir 20 carrières de 2 ans au lieu d’avoir 2 carrières de 20 ans. Cette globalisation va être encore renforcée et accélérée par les événements. Et je vois beaucoup de positifs à cela !
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